Si vous voulez que les gens se bougent, racontez-leur une putain d’histoire

On se la raconte quand même, pas vrai ? On se lève le matin, on prend sa dose de son arôme de café préféré (c’est fou, quand on y pense ?), avant de s’équiper de son scintillant smartphone, d’attraper son ordinateur portable tout aussi raccord, et nous voilà partis : parés à vaquer à nos affaires. Un coup d’œil dans le miroir, à gauche puis à droite : ça va, on est à notre place. Et on adore le changement. On adore ces trucs à propos de « demain », d’un « mieux » et d’une « autre normalité ». Mais on n’arriverait pas à détecter le changement même s’il venait nous mordre la fesse gauche. Comment amener le changement ? Le vrai changement ? Un changement tellement révolutionnaire qu’il fait claquer des dents ? Comment repenser les possibles ? Préparer ce qu’on devrait faire ? Rassembler une armée qui n’aura de cesse d’imprimer la bonne dynamique d’un renversant changement ?

 

Storytelling

Au SXSW, les réponses se trouvent dans d’innombrables recoins. Le vrai changement commence par une idée, une conviction. Le reste se fait (ou s’oublie) en fonction de la qualité du storytelling. On peut avoir la plus belle des applications, coder la plateforme la plus brillante qui soit, construire un réacteur à fusion nucléaire rose dont les seuls déchets sont des macaronis jambon-fromage… Rien de tout cela n’aura d’importance, si le récit n’est pas bon. Pas de récit bien construit, pas de connexion mentale, pas d’empathie, pas de sentiment d’urgence, pas d’adhésion, pas de traction. C’est la triste conclusion pour REX après un an : le schmilblick n’a pas avancé, rien ne s’est fait. De l’argent a volé par les fenêtres, de belles illusions ont suivi de près, et les niveaux de frustration ont aussi explosé.

 

Une équipe d’intervention rapide contre… un cuistot !

Le gouvernement fédéral belge a mis sur pied une structure permanente appelée B-FAST : une équipe d’intervention rapide pour les opérations de secours dans des régions frappées par un désastre, qui peut être mobilisée à tout moment. Son objectif est de permettre une réaction plus rapide et efficace dans des situations d’urgence.

Alors que des familles sont profondément endormies, aux petites heures du 6 février dernier, un puissant tremblement de terre de magnitude 7,8 frappe la Turquie et la Syrie avec le marteau de Thor. Six heures plus tard, un deuxième séisme secoue la même région. Plus de 40 000 personnes sont tuées, des dizaines de milliers d’autres sont blessées, et au moins un million d’habitants sont évacués.

L’équipe B-FAST a pu installer son camp… 9 jours après les tremblements. De son côté, le chef aux deux étoiles Michelin José Andrés et ses équipes de la World Central Kitchen étaient sur place 36 heures après les séismes. Ils ont rapidement identifié des partenaires de restauration et se sont directement activés en cuisine. Ils étaient prêts à préparer 200 000 repas… par jour, dans les deux jours qui ont suivi leur arrivée.

Ces dernières années, José Andrés et ses équipes ont nourri plus de 250 millions de personnes dans des régions frappées par les catastrophes et les guerres, notamment l’Irak, l’Ukraine, Haïti et le Chili. Ils sont là après les tremblements de terre, les guerres, les incendies ou les inondations. Mais comment un cuistot d’âge mûr arrive-t-il à battre certaines des meilleures équipes de secours au monde ?

 

Je ne suis pas là pour cuisiner

Dès que José Andrés fait son apparition sur la scène du SXSW, 4500 personnes sont debout et scandent son nom. « Asseyez-vous, je ne suis pas là pour cuisiner. » Ce cuistot passé du statut de « chef » à celui de « héros mondial de l’humanitaire » fait en plus preuve de modestie. La journaliste du Washington Post Michele Norris, modératrice de la séance, le décrit même comme un saint. Mais José Andrés n’en a cure : « Mon épouse est dans le public, et elle doit lever les yeux au ciel. »

Racontez une histoire, soyez l’histoire, menez l’histoire

Quand je demande à José Andrés dans la salle de presse comment il arrive à faire de tels miracles, sa réponse est aussi claire qu’humble : « Quand des gens sont confrontés à une tragédie inimaginable, ils ont besoin de récits qui montrent le meilleur visage de l’humanité. Ils ont besoin d’entendre ce récit et de devenir une partie de l’histoire. Quand ils sont l’histoire, les choses commencent vraiment à bouger. Si vous avez la chance d’avoir du pouvoir, il faut aussi avoir la magie du storytelling de votre côté pour pousser les gens à survivre, à changer, à agir. Quelle que soit la plateforme, les leaders ont le pouvoir et le devoir d’amplifier des voix pour aider à construire une compréhension partagée, dont notre monde et nos organisations ont désespérément besoin aujourd’hui. Nous avons le pouvoir du devoir, le pouvoir du service, le pouvoir de l’exemple, le pouvoir du récit. Si on fait vivre le récit, c’est l’histoire qui amènera la vie.

 

C’est ça, mon secret. Dans mon esprit, je cuisine. La recette, c’est le récit. Et chaque personne autour de moi est un ingrédient essentiel de ma recette. Même sans le savoir, toutes les personnes qui m’entourent font partie de mon récit. Que ce soit dans une organisation, une cuisine ou une zone en guerre : Si vous voulez du changement, construisez le récit. Racontez une histoire. Ça ne sert à rien de se plaindre ou critiquer, il faut prêcher son récit ! Une assiette avec de la nourriture, c’est plus qu’un repas : C’est de l’espoir et du réconfort, c’est un sentiment de ‘chez-soi’ en temps de crise. »

 

Les croquetas de Maman

José Andrés dit qu’il tient sa motivation de sa mère, qui était capable de partager son amour et sa passion pour survivre et s’impliquer au travers de ses croquetas : « Même avec un frigo vide, elle pouvait préparer une croquette qui me disait que tout allait s’arranger », raconte-t-il. « Puis il y a aussi eu la puissance des récits dans des livres, notamment ‘Les raisins de la colère’ de John Steinbeck : ‘Partout où il y a un combat pour que les gens puissent manger, je serai là’ ; ça a aussi été une inspiration pour lancer la World Central Kitchen. »

La passion fait avancer le monde

Parler avec José Andrés ou l’écouter vous fait comprendre que ce n’est pas un homme ordinaire : Chef de l’année, une des 100 personnalités les plus influentes de la planète. Le Président Barack Obama l’a nommé ambassadeur pour la citoyenneté et la naturalisation, et José Andrés a aussi été nominé au prix Nobel de la paix pour son œuvre humanitaire.

 

Il est intense, poli, intelligent et vif d’esprit. En 2022, ses équipes et lui sont arrivés à la frontière entre la Pologne et l’Ukraine dans les 24 heures qui ont suivi l’invasion russe, et ils ont commencé à nourrir des Ukrainiens dans huit pays, y compris 1100 villes et villages rien qu’en Ukraine.

 

On voit la passion crépiter dans ses yeux : « Si vous n’êtes pas passionné par le changement que vous voulez amener, comment allez-vous l’amener ? Si vous n’avez pas cet ardent désir de mener les choses à bien, comment voulez-vous convaincre d’autres personnes de se joindre à vous ? Joignez-vous à elles, devenez un élément essentiel de leur vie et de leur histoire, et elles rejoindront la vôtre. Votre vie, et votre histoire : les gens y adhéreront. Parce qu’ils croiront en vous. La passion fait avancer ma cuisine, la passion fait avancer le monde. Dans les moments les plus difficiles et stressants, et face au plus complexe des changements, les meilleures personnes autour de vous rejoindront votre passion. Elles. Seront. Là. Parce qu’elles croiront en votre récit. »

 

Écouter avant tout

« Vous savez, si vous amenez de la nourriture, de la vie, du changement et de l’aide, vous êtes là pour les gens. Si vous voulez du changement, il faut amener et être la solution. Mais vous n’arriverez pas à amener un changement ou une solution si vous ne cernez pas le problème. Il faut sortir de son costard et de ses doctrines. Et écouter avant tout. Écouter les gens qui souffrent de problèmes, avant d’amener un changement. Il ne faut pas juste imposer des solutions de l’extérieur sans écouter, consulter, et construire une histoire ensemble. Ça ne marchera pas. Ça ne marche jamais. Les gens veulent du respect. Apprenez à écouter. »

 

Prendre des risques et changer la recette

José Andrés insiste sur le fait que le vrai changement implique une prise de risques : « Nous n’allons jamais vraiment changer le monde si nous ne prenons pas de risques. Changez le statu quo, changez la recette. Je suis un cuistot. Je vois ce qui se mijote dans le monde. Croyez-moi, nous n’allons pas changer les problèmes du monde avec la cuisine d’hier. Il faut de nouveaux ingrédients, de nouvelles recettes. Du changement. Dans ma cuisine, dans votre entreprise, dans le monde. C’est pareil. Amenez votre changement, créez votre récit, puis présentez-le : un service à la fois. Arrêtez de gaspiller de l’argent, de l’énergie et du temps à résoudre des problèmes. Commencez à investir, articulez le récit qui mène aux solutions. Ça n’est pas la même chose ! »

 

Le message du chef Andrés est un message d’espoir et de responsabilisation, de passion et de changement, qui encourage les individus à faire une différence à leur manière, avec un repas, une recette, un récit passionné à la fois.

 

Donnons-lui les clés

Sa passion m’a touché au plus profond de moi. Il y a une heure, son discours a touché toutes les âmes et amené une larme dans tous les yeux du public. Ces quelques minutes avec lui dans la salle de presse m’ont changé. Cet homme déplace des montagnes.

 

Au moment d’écrire ces lignes dans l’obscurité de la nuit, depuis mon balcon donnant sur le lac Travis, je ne peux m’empêcher de me demander si ça ne serait pas une bonne idée de donner une petite pause à nos politiciens ? Si on leur disait de rentrer chez eux, pour laisser le chef José Andrés s’occuper un peu de la politique internationale ? Donnons-lui les clés du royaume, le monde s’en portera peut-être mieux.